
En route vers nos trois prochaines semaines, voici quelques boussoles éphémères pour "les télétravailleurs flexibles et mobiles" que nous sommes devenus : une série de textes inspirants et prémonitoires, pour certains.
Il me semble plus que jamais vital de nous sentir en lien, de nous interroger sur le sens du travail et ses promesses, même dans cette virtualité imposée, par respect pour notre humanité commune. J'envisage cette série comme le début d'un voyage emprunt de spontanéité et d'une envie d'expérimenter, de se parler autrement, toujours et encore.
Le premier texte de cette série est un texte de Elizabeth Gilbert, auteure mondialement notamment connue pour son best seller "Mange, prie, aime". Dans son livre "Comme par magie" elle aborde le sujet de la créativité au travers de son expérience de romancière.
Le canari
Vous pensez que j'ai tort ? faites-vous partie de ces gens qui croient que l'art est la chose la plus sérieuse et la plus importante au monde ? Si tel est le cas, ami lecteur, nous devons nous quitter sur le champ.
Je présente ma propre vie comme la preuve irréfutable que l'art n'a pas autant d'importance que nous nous donnons parfois l'illusion de croire. Soyons honnêtes, enfin : vous auriez du mal à trouver un boulot qui soit objectivement moins utile à la société que le mien. Citez n'importe quelle profession : professeur, médecin, pompier, gardien, couvreur, agriculteur, vigile, lobbyiste, travailleur sexuel, et même le "consultant" toujours aussi vide de sens - tous sont infiniment plus essentiels au fonctionnement en douceur de la communauté humaine que n'importe quel romancier, hier comme demain.
Un dialogue de la série 30 Rock résume merveilleusement cette idée à sa plus simple expression. Jack Donaghy reproche à Liz Lemon d'être absolument inutile à la société en tant que simple auteur, tandis qu'elle essaie de défendre son rôle fondamental.
Jack : "Dans un monde postapocalyptique, quelle utilité auriez-vous ?"
Liz : "Je serais un barde itinérant !"
Jack, méprisant : "Vous serviriez de canari pour détecter les radiations."
Je pense que Jack Donaghy a raison, mais je ne trouve pas cette vérité trop décourageante. Au contraire, je la trouve enthousiasmante. Le fait que je puisse passer ma vie à fabriquer des choses objectivement inutiles signifie que je ne vis pas dans une dystopie postapocalyptique. Cela signifie que ma vie ne se borne pas au train-train quotidien de la survie. Que nous avons dans notre civilisation encore de la place pour le luxe de l'imagination, de la beauté et de l'émotion - voire de la frivolité.
La créativité pure est magnifique précisément parce qu'elle est diamétralement opposée à tout ce qui dans la vie est essentiel ou incontournable (nourriture, logement, médecine, loi, ordre social, responsabilité familiale et civile, maladie, chagrin, décès, impôts, ETC...). Elle est bien plus qu'une nécessité. Notre créativité est un présent insensé et inattendu que nous fait l'univers. C'est comme si tous nos dieux et anges s'étaient rassemblés et avaient dit : "C'est dur la vie d'être humain, ici-base nous savons. Tenez prenez quelques douceurs."
Cela ne me décourage pas le moins du monde, en d'autres termes, de savoir que l'oeuvre de ma vie est probablement inutile. Cela me donne tout simplement envie de jouer.
Ce texte écrit en 2015 raisonne en un écho familier au moment où certaines activités ne figurent pas sur les listes des secteurs dits "essentiels". Finalement, utile ou pas, ne commençons pas à vivre comme dans cette dystopie postapocaplyptique peuplés de milliers de canaris. Continuons de jouer, expérimenter pour alimenter le monde de projets qui auront peut être vocation à se révéler utiles au yeux de quelques uns.
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